Texte extrait du catalogue La France sous leurs yeux, 200 regards de photographes sur les années 2020, BnF Éditions (496 pages, 49 euros).
L’exposition « La France sous leurs yeux » se tient à la Bibliothèque nationale de France, site François-Mitterrand, jusqu’au 23 juin 2024.
Je remercie l’équipe de la BNF pour m’avoir autorisé à reproduire ce texte ici.
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En 2022, le géant américain des data centers Equinix a signé avec Plaine Commune Énergie un accord présenté comme une innovation verte : l’entreprise investit cent quarante millions d’euros sur un site qui verra l’apparition de 3 700 mètres carrés dédiés au calcul et au développement de la numérisation. Les pouvoirs publics y voient une opportunité environnementale car la chaleur générée par les dispositifs de refroidissement des serveurs informatiques qui s’affairent à traiter les données de notre vie connectée (ce qu’on appelle techniquement du nom évocateur de « chaleur fatale ») sera récupérée et intégrée au réseau de chaleur urbain déjà en place. L’eau portée à 28° C par les machines contribuera pendant les quinze prochaines années au système de chauffage des ensembles résidentiels voisins et alimentera surtout le nouveau centre aquatique construit pour les Jeux olympiques de 2024[1]. C’est donc l’énergie consommée pour traiter nos données de santé, de sécurité, les réseaux sociaux qui terminera sa course dans nos salles de bains. Ce sont 6,6 mégawatts de puissance supplémentaire qui seront sauvés du gâchis et intégrés aux usages quotidiens. À moins bien sûr que l’on estime inutile le développement numérique et l’investissement dans les équipements sportifs. L’histoire de cette installation, c’est celle de l’économie numérique, de la réponse à la crise énergétique, de la course à l’innovation et des grands événements mondiaux. C’est aussi celle d’un territoire qui cherche à anticiper les conversions technologiques, urbaines et institutionnelles du xxie siècle, au croisement du social et de l’écologie.
À la même époque, en France toujours mais un peu plus loin des grands centres, d’autres questions se posent. Au pied du Vercors par exemple, dans la vallée de la Drôme, les cultivateurs subissent les conséquences du changement climatique : les cultures de vigne, mais aussi de lavande et d’autres plantes aromatiques souffrent du manque d’eau et de l’apparition de nouvelles maladies. Le modèle économique de la petite polyculture de moyenne montagne est mis à l’épreuve. L’élevage ovin, on le sait, est par ailleurs exposé à la menace du loup, de plus en plus présent sur les alpages. La question du partage du territoire entre l’activité humaine et la grande faune sauvage soulève les passions et met en jeu des questionnements profonds sur notre rapport au vivant[2]. La vallée de la Drôme n’est pourtant pas sans atouts : elle attire depuis quelques années une population de néoruraux à la recherche de modes de vie plus respectueux de l’environnement, parfois en quête d’expérimentations sociales radicales. En quête de réenchantement aussi, ceux-ci sont souvent plus riches et plus diplômés que la moyenne des habitants et, tout en apportant un certain dynamisme économique à la région, leur arrivée induit également un clivage avec les locaux, qui ont une expérience différente de la ruralité. Tout cela s’inscrit dans un contexte où l’éloignement des centres urbains pose la question de l’accès aux services publics, de santé notamment, mais aussi de la pérennité d’un modèle territorial très dépendant de l’automobile individuelle. La société numérique occupe ainsi le terrain, avec par exemple le développement d’applications de covoiturage permettant de fluidifier et de décentrer le partage des déplacements et de désenclaver ces territoires.
En 2022 encore, l’invasion brutale de l’Est ukrainien par l’armée de Vladimir Poutine est venue bouleverser l’ordre mondial mais aussi le quotidien des Français. Si le Donbass et la ligne de front nous semblent lointains, l’aura de la guerre rejoint nos vies : d’abord à travers l’injonction gouvernementale à la sobriété, qui permettait de faire des économies d’énergie en contexte de crise, puis avec la mise en place d’un bouclier tarifaire destiné à protéger la consommation de carburant (plus de vingt milliards d’euros de dépenses publiques fin 2022), et, enfin, avec l’inflation générée par ce séisme géopolitique. La guerre en Ukraine est ainsi un phénomène multiscalaire qui engage une région du monde prise dans un conflit post-impérial et, autour d’elle, par effet de diffusion, l’ordre économique général et l’expérience immédiate des individus. On a pu faire l’hypothèse que les émeutes ayant secoué la France après l’assassinat du jeune Naël par un policier en juin dernier sont elles-mêmes liées à ce contexte de tensions sociales ravivées par l’inflation[3]. Le « pouvoir d’achat », ce terme clé de l’espace politico-médiatique, est ainsi pris dans une histoire où la guerre, l’énergie, le climat et les inégalités s’entremêlent.
Ces trois brefs tableaux de la vie ordinaire, que l’on retrouve en pointillé dans de nombreux reportages de la grande commande aux photojournalistes, sont autant d’exemples et de manifestations des potentialités que contient le présent : l’expérience immédiate y est ancrée dans de grandes tendances socio-économiques mondiales (numérisation, changement climatique, accroissement de l’insécurité, etc). Ces trois situations permettent aisément d’imaginer des trajectoires divergentes. L’épreuve du désordre mondial, de l’incertitude climatique et des inégalités sociales va-t-elle susciter l’invention de chemins d’innovation et d’intégration sociale soutenus par les nouvelles technologies et le retour de la croissance ? Va-t-elle au contraire contribuer à renforcer la polarisation de la société entre groupes définis par leurs revenus, leur lieu de résidence, leur exposition à l’insécurité ? L’héritage politique de l’après-guerre, défini par la condition salariale, l’État providence, l’ouverture économique et la stabilité géopolitique, a-t-il un avenir ? Comme en ont fait l’hypothèse les rédacteurs du Grand Continent[4], les années 2020 peuvent être définies comme un interrègne, une période dans laquelle nous savons que les conditions passées de la stabilité sont révolues, sans que l’on connaisse clairement celles de l’avenir.
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Au milieu des années 1980, le sociologue et philosophe allemand Ulrich Beck introduisait dans le débat la notion de « modernité réflexive ». Son idée : après une période de conquêtes industrielles et sociales liées au développement économique et à la consolidation d’un capitalisme mondialisé, la modernité doit affronter une crise qu’elle a elle-même engendrée, et qui prend la forme d’un effet boomerang. Tout ce qui auparavant semblait fournir progrès et sécurité apparaît désormais comme une menace et une incertitude : les pollutions, les risques sanitaires et le découplage entre les économies en particulier, les fléaux de la fin du xxe siècle et du xxie sont les retombées d’une histoire que les modernes, libéraux et marxistes confondus, avaient voulue glorieuse. La « fin de l’histoire », promue d’abord par le philosophe marxiste Alexandre Kojève puis par l’économiste libéral conservateur Francis Fukuyama, prend de plus en plus nettement la forme d’un rêve obsolète : bien loin de prendre fin, la tragédie humaine s’enracine désormais dans ce qui avait été conçu pour l’exorciser – les sciences, les techniques, le commerce international.
Les potentialités rapidement décrites plus haut sont enchâssées dans cette cosmopolitique des risques. L’accélération de la numérisation résulte d’une volonté de faire renaître la connexion généralisée des humains auparavant assurée par le commerce. Le rêve cybernétique de la guerre froide est toujours présent, seulement obscurci par les questions de sécurité et la paranoïa antiterroriste. L’enjeu climatique participe lui aussi de ces interrogations sur l’intégration des humains à une grande totalité, autrefois assurée par la croissance et l’industrie et désormais suspendue à notre capacité à revenir dans les limites planétaires et à entretenir la dynamique évolutive du vivant. La mondialisation ne s’est pas arrêtée, elle a simplement révélé un visage plus sombre : une bonne partie de ce qui définit la condition planétaire est désormais de l’ordre du risque, de la catastrophe. Réciproquement, nous sommes généralement connectés à ces différentes facettes du monde dans nos expériences ordinaires lorsque nous nous demandons où et comment nous voulons vivre, avec qui et selon quelles règles.
En France, le débat intellectuel et médiatique contribue paradoxalement à rendre incompréhensible ce qui est en train de se produire, et ainsi à compromettre l’actualisation des potentialités les meilleures. Au risque de le résumer de manière un peu rapide, on peut dire que ces controverses gravitent autour des causes profondes de la perte de cohésion de la société, de la disparition d’un récit intégrateur et égalitaire dont on aime penser qu’il caractérisait le projet républicain et national, et parfois du déclin de la France dans l’ordre mondial. À cet égard, les œuvres caractéristiques de ce débat en trompe-l’œil sont celles de Jérôme Fourquet et de Christophe Guilly, en particulier L’Archipel français du premier et La France périphérique du second. Si je dis ici que ce type d’ouvrage tend à obscurcir les causes des pathologies qu’ils entendent décrire (et contre lesquelles ils souhaitent lutter), c’est précisément parce qu’ils font l’impasse sur les circonstances matérielles, on pourrait dire écologiques, dans lesquelles se sont formés leurs idéaux. L’intégration républicaine par l’école et le travail, la possibilité de se battre pour l’égalité et de remporter certaines victoires sont en effet liées à un contexte dans lequel le moteur de l’économie, c'est-à-dire l’énergie, était abondant et accessible, et où l’on savait suffisamment fermer les yeux sur les risques sanitaires et environnementaux. Déplorer l’effritement de ce modèle, chercher des explications qui tendent à mythifier rétrospectivement l’unité du corps social et la grandeur de la nation et, dans un second temps, à désigner des responsables non moins mythiques (les féministes, les immigrés, les élites urbaines écologistes, selon les cas) est une tâche facile. On peut, par contraste, chercher à comprendre la dynamique sociale comme étant associée à des possibilités matérielles, des usages de la nature liés aux sciences, aux techniques, aux forces productives et se demander quel rapport au monde serait à même de poser les bases d’une société de justice et d’égalité qui soit également soutenable.
Sans cela, on se trouve face à des miroirs incomplets et trompeurs de la société, qui cherchent à faire porter la responsabilité sur un pan ou un autre de la population, sans considération pour ce qui échappe en partie aux personnes, pour ce qui relève des conditions générales de la subsistance et de l’appartenance au monde. La conséquence principale est évidemment que les potentialités que renferme le présent sont elles aussi négligées. On feint d’ignorer que certains modes de développement nous sont désormais interdits, car trop ravageurs, ou que l’unité sociale n’est pas qu’un simple héritage du passé mais qu’elle se construit également sur une base matérielle. Il y a quelques années, Bruno Latour avait suscité le débat en proposant de « faire atterrir » la pensée politique, en invitant à rechercher ce qui pouvait constituer le socle de l’expérience collective, dans un moment où ni la « mondialisation heureuse » de l’âge libéral, ni le retour à la terre et au local des réactionnaires (souvent climatosceptiques) ne faisaient l’affaire[5].
Cette invitation, restée pour l’instant sans suite dans l’espace politique officiel, est pourtant l’une de celles qui colle le mieux à l’expérience partagée des citoyens. Qu’il s’agisse des relations entre villes et campagnes, des grands choix technologiques et institutionnels susceptibles de générer de l’emploi, du rapport aux formes de connexion, de la frontière entre vie publique et vie privée, des aspirations liées à la consommation ou à la reconnaissance symbolique, toutes ces trajectoires possibles reposent sur un socle physique et écologique qui, nous le savons, est devenu profondément différent de ce que nous connaissions dans le passé.
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Je voudrais conclure en proposant quelques pistes qui correspondent à la fois à des choix structurels liés aux méga-tendances mondiales évoquées plus haut, et à des expériences ordinaires vécues par les personnes.
Il faudra d’abord choisir un modèle de développement technologique, industriel et social. Les années 2020 sont marquées par le renouveau des politiques industrielles, stimulées par la double nécessité de décarboner l’économie et de relancer l’emploi industriel[6]. On le constate aux États-Unis depuis le vote de la loi IRA[7] par l’administration Biden, mais aussi en Chine, et l’Europe tente d’emboîter le pas de cette stratégie depuis la guerre en Ukraine. Cela signifie que l’innovation dans les Green Techs (éolien, solaire, semi-conducteurs mais aussi nucléaire) devient le nerf d’une guerre économique et géopolitique, avec à la clé la reconquête des classes populaires par les partis du centre libéral social. Une partie de l’establishment politique mise ainsi sur le dynamisme de ces nouveaux secteurs pour combattre, sur le terrain de l’emploi plutôt que celui des idées, le succès de l’extrême droite populiste ancré dans la défiance des victimes de la désindustrialisation. On se dirige alors vers une économie fondée sur la substitution de l’ancien socle fossile par une base technologique et productive décarbonée, sur une forme de protectionnisme dont on attend la recomposition du pacte social autour de la croissance verte. Face à ce modèle en gestation, on trouve une variété de positions critiques qui ont pour trait commun de vouloir modifier la culture commune : l’appel à la sobriété, le rejet de la société de consommation et des logiques de compétitivité, l’idée selon laquelle il s’agit de protéger les biens publics plutôt que les forces productives convergent dans la nécessité d’un freinage conscient, voire planifié, de l’ordre économique. Les théories de la décroissance, bien qu’elles soient encore peu relayées dans l’espace médiatique dominant, reflètent bien ce contre-mouvement culturel et politique. Se profilent derrière ces grandes familles idéologiques des expériences potentielles très différentes : d’un côté une nouvelle modernité technique, numérisée et électrifiée, de l’autre une contre-modernité qui mise sur de nouveaux choix de production et de consommation pour faire atterrir la société.
Parallèlement, le rapport à l’espace, au territoire est aussi en jeu. La biologie de la conservation et, à sa suite, l’agronomie proposent de parler de land sharing et de land sparing pour définir deux grands modèles d’occupation de l’espace sous contrainte écologique. Deux stratégies qui se confrontent pour répondre au double impératif de production et de protection. D’un côté, le land sparing (ou économie de terres) poursuit la logique d’intensification de l’agriculture, et plus largement de conquête de la productivité industrielle, pour concentrer l’activité humaine et ses impacts sur une partie limitée du territoire. De l’autre, le land sharing (ou partage des terres) développe des modèles agricoles dans lesquels l’activité économique cohabite avec la biodiversité, voire l’entretient. On a ainsi un modèle productif moins intense, moins dense, moins « efficace », plus distribué dans l’espace et donc extensif mais moins destructeur. Cette distinction est utile pour parler de modèles agricoles, mais aussi de formes urbaines : veut-on des villes plus denses, plus connectées de manière à réduire les temps de trajet et les phénomènes d’étalement résidentiel, ou des villes plus vertes, traversées par des espaces de récréation et de régénération, plus vastes mais plus douces, qui rappellent les cités-jardins du xixe siècle ? Ce dilemme peut encore s’étendre au modèle territorial national, voire européen : faut-il admettre la dépopulation de certaines régions en manque de dynamisme et miser sur la concentration urbaine, ou au contraire investir dans ces territoires pour y faire revivre l’activité ? Entre métropolisation et redistribution territoriale, on perçoit des trajectoires de développement et des expériences de vie très différentes, au croisement des impératifs écologiques et sociaux.
Enfin, un dilemme similaire émerge quant au modèle politique et institutionnel susceptible de conduire ces transformations. Que l’on choisisse la croissance verte ou la société frugale, que l’on se dirige vers le métropolisation ou l’équilibre territorial, il est nécessaire de faire éclore une puissance de décision capable de naviguer dans ces possibilités. La forme démocratique est donc elle aussi en jeu : va-t-on vers plus de participation, d’horizontalité, vers une délégation plus grande aux collectivités ou, au contraire, sous la pression du contexte de guerre et peut-être des nécessités de la planification écologique, vers un retour de l’État qui arbitre, oriente, contraint. Les deux ou trois dernières décennies ont été marquées par le paradoxe de l’État néolibéral : un État qui organise son propre retrait de la sphère marchande et qui maintient son pouvoir d’orientation essentiellement en déléguant ses fonctions à des institutions privées. La crise écologique, la guerre, la perte de contrôle sur la finance et l’accroissement des inégalités plaident pour l’arrêt de cette dynamique et, que ce soit aux États-Unis ou en Europe, les leaders politiques affirment que ce message est compris. On ne sait pourtant pas encore quelles expériences civiques et démocratiques se profilent derrière la possibilité de la fin de l’âge néolibéral. Le processus de réindustrialisation va-t-il de pair avec une reconstitution du pouvoir de négociation syndical des travailleurs ? La radicalité des choix technologiques et scientifiques à faire exige-t-elle une plus grande responsabilité des experts et des ingénieurs ? L’accumulation des menaces militaires, climatiques et sociales présage-t-elle une nouvelle raison d’État et un gouvernement par la peur ? La planification écologique exige-t-elle une puissance publique capable d’emporter le bras de fer avec les intérêts économiques privés ? La numérisation crée-t-elle les conditions d’une automatisation du gouvernement ? C’est donc non seulement le modèle institutionnel, mais aussi plus largement les formes générales de l’organisation collective qui sont en suspens dans l’interrègne des années 2020.
L’économie, la géographie sociale et l’architecture démocratique sont donc à un tournant. Le réseau de machines, d’infrastructures, d’institutions dans lequel nous vivrons à l’horizon des années 2030 sera quoi qu’il en soit profondément bouleversé par les événements de ce début de xxie siècle, mais il n’y a aucune fatalité à ce que ces bouleversements prennent la forme d’une catastrophe.
[1] « Le data center d’Equinix chauffera la piscine olympique de Saint-Denis », La Revue du digital, 19 septembre 2022, en ligne.
[2] Voir, par exemple, les ouvrages de Baptiste Morizot, en particulier Les Diplomates, Marseille, Wildproject, 2016.
[3] Philip Pilkington, « Des émeutes de la faim ? L’épicentre ukrainien de la crise française », Le Grand Continent, 5 juillet 2023, en ligne. Sur la guerre et la question écologique en général, voir Pierre Charbonnier, « La naissance de l’écologie de guerre », Le Grand Continent, 18 mars 2022, en ligne.
[4] Le Grand Continent, Politiques de l’interrègne. Chine, pandémie, climat, Paris, Gallimard, 2022, en particulier l’introduction de Gilles Gressani et Mathéo Malik.
[5] Bruno Latour, Où atterrir ?, Paris, La Découverte, 2017.
[6] Pour une esquisse du plan américain en la matière, voir « Un green new deal global depuis Washington : le monde de Jake Sullivan », Le Grand Continent, 28 avril 2023, en ligne.
[7] Pour Inflation Reduction Act.