L’enjeu climatique n’est pas si différent des autres questions politiques : il s’agit après tout d’un conflit entre différents groupes sociaux pour définir l’orientation socio-technique générale et peser sur l’avenir en fonction de leur pouvoir, de leurs normes. C’est la raison pour laquelle il ne faut pas isoler la question climatique de la conflictualtié sociale en général, de l’économie politique et de la création d’agendas partisans qui entrent en compétition. Aujourd’hui comme hier, il faut regarder comment sont composés les groupes qui s’opposent, et quel est l’équilibre entre leurs forces respectives.
Mais dès lors que l’impératif climatique intervient dans cette conjoncture, un élément nouveau, ou en tout cas singulier, doit être pris en considération : les générations futures.
David contre Goliath
L’énigme à laquelle on se confronte est très simple, et elle rejoint mon précédent post sur les inégalités : pourquoi le mouvement de lutte contre le réchauffement climatique est-il si faible, alors qu’il incarne une nécessité universelle ? Pourquoi l’intérêt général attire-t-il si peu de combattants, ou au moins, de promoteurs actifs ?
Mon hypothèse, ici, est que la composition sociale de ce mouvement intègre des éléments structurellement inactifs. Plus simplement : parmi les acteurs clé de la transformation écologique, une partie importante n’est tout simplement pas encore née. Cela fait pencher la balance des forces sociales du côté des vivants, des présents, au détriment d’une communauté plus large composée des personnes nées et à naître. C’est le conflit inégal entre le David climatique et le Goliath fossile. Une réaction naturelle contre cet état de fait consisterait à déplorer l’égoïsme et le court termisme de la boussole morale majoritaire et à se battre contre cela. Mais je ne pense pas que cette stratégie puisse gagner et je voudrais que l’on puisse s’orienter vers une autre façon de réfléchir.
Donnons à cette idée de départ un tour moins abstrait. Nous savons que, dans le rapport de forces entre un groupe prisonier des énergies fossiles et un groupe qui s’en émancipe ou souhaite s’en émanciper, le rapport de forces est en faveur du premier. Cela s’explique par une multiplicité de facteurs, parmi lesquels on peut retenir :
L’existence d’intérêts privés et industriels à maintenir le secteur fossile pour sa rentabilité et les débouchés commerciaux qu’il offre
Une large dépendance de l’emploi et de l’activité économique réelle à l’égard de ces énergies, et en particulier de leur faible coût (faible coût absolu, et faible coût relativement à ses externalités négatives)
L’inertie des infrastructures fossiles : même si elles s’avèrent inefficaces ou dangereuses, leur existence doit généralement être amortie sur de très longues périodes, ce qui retarde leur retrait
L’état actuel des infrastructures urbaines et de transport, qui rend nécessaire la voiture individuelle et des formes de résidence énergivores (maison individuelle)
L’enchâssement plus général de l’Etat et des structures décisionnelles dans l’économie fossile (financement des partis politiques, aides publiques à ce secteur qui crée une conivence entre Etat et industrie fossile, participation directe de l’Etat dans cette indus
trie, équilibre budgétaire captif des fossiles, etc.)
Ces facteurs cumulés aboutissent à une situation dans laquelle une large partie de la population ne voit pas l’intérêt immédiat à la décarbonation. Elle peut en voir la nécessité abstraite, mais le coût qu’elle représente est perçu comme beaucoup plus élevé.
Dans un calcul froid qui met en regard le coût de la décarbonation et ses bénéfices, la balance penche du côté des coûts - du moins dans l’état présent du débat, de l’organisation des politiques publiques, et des coordonnées macroéconomiques générales.
En face de cette inertie structurelle héritée du passé, qui facilite la tâche aux intérêts fossiles, le camp de la coalition pour le changement apparaît nécessairement faible et léthargique. Certes, il existe un pan de la société qui désire activement le changement de modèle productif et culturel, mais il est cantonné à un segment socio-économique très particulier, qui se définit par sa capacité à encaisser le choc de la transition. Cette capacité tient à la possibilité d’endosser le point de vue de l’humanité au lieu de son intérêt propre, et/ou de voir son intérêt dans ce changement (en général lorsque l’actvité professionnelle n’est pas ou peu dépendante du sortilège fossile).
Etant donné le haut niveau de “risque transitionnel” (= les incertitudes liées aux bénéfices et coûts immédiats de la transition), il n’est pas déraisonnable de préférer le statu quo. Pire: le discours émanant des élites post-fossile, typiquement les écologistes, qui culpabilise la population générale pour ses crimes climatiques tend à aggraver la tension entre les deux groupes.
On ne peut plus, dans les conditions présentes, se satisfaire d’une avant-garde qui incarne, ou veut incarner, le point de vue de l’universel. Car le fait qu’elle soit numériquement minoritaire, dans un contexte de démocratie masse et de défiance, alimente le phénomène de victimisation des « perdants », ou qui se vivent tels.
Les morts, les vivants, les à-naître
La défaite (pour l’instant) du groupe social favorable à la transition s’expique par cet équilibre des forces : les structures dirigeantes tendent à rendre des comptes à la majorité, même lorsqu’elle est silencieuse, car elle amoindrit alors les risques qui pèsent sur leur propre stabilité.
Pour modifier cet équilibre, il faut donc que l’on puisse compter sur les générations futures. En effet, ce qui rend la tâche facile aux tenants du statu quo est que nous (je m’inclus du côté du David climatique contre le Goliath fossile) avons un allié fantômatique. Un allié inutile, inactif : ceux et celles qui ne sont pas encore nés ne pèsent pas dans la balance, et même si l’on peut toujours invoquer leurs intérêts sur un plan purement normatif, une vision réaliste des conflits sociaux laisse penser que cela ne suffira pas. La coalition fossile, elle, est bien en chair, bien présente, et c’est même tout le poids du passé qui combat avec elle.
La première chose à noter est que cette préférence pour le présent au détriment de l’avenir fait l’objet d’une vaste controverse épistémologique. Notamment en économie, où la question du “taux d’actualisation” permet en principe de tempérer cette négligence pour l’avenir. Je laisse de côté cet aspect du débat pour l’instant, même sil est passionnant. On peut simplement lire le remarquable livre d'A. Pottier sur la question.
Du côté de la philosophie et de la sociologie, la question a été posée il y a assez longtemps. Auguste Comte, par exemple, disait que la société n’est pas seulement composée des vivants, mais aussi des morts et de ceux et celles qui sont à naître. Une société est donc une communauté essentiellement spirituelle (dans le sens où elle n’est pas juste un aggrégat d’être biologiques, mais aussi fait de mémoire et de projections) qui se reproduit dans le temps et qui assure la transmission entre le passé et l’avenir.
Or précisément, la façon dont les sociétés modernes rendent justice au passé et se projettent dans l’avenir est essentiellement liée à l’idée de progrès. L’idée que le futur sera meilleur que le passé est une des sources fondamentales du projet moderniste, comme l’a montré Blumenberg. Elle a servi à faire accepter de nombreux sacrifices, sociaux et environnementaux. Est-elle en crise ?
Difficile à dire. Mais on peut au moins dissocier deux choses. D’une part, les sociétés modernes n’ont pas de problème fondamental avec la réflexion sur le temps long: la modernité est planificatrice, elle crée des institutions de solidarité qui permettent d’accueillir de nouveaux arrivants (éducation, santé) et tend à imaginer l’Etat comme une entité qui n’est pas soumise à la dégradation ou la mort. Faire des plans sur plusieurs générations n’est donc pas en contradiction avec notre héritage historique.
Par contre, il est vrai de dire que le socle matériel qui a rendu possible une bonne partie de ces projets d’avenir n’était pas durable. Précisément, il s’agit du moteur énergétique et fossile de cette projection inter-générationnelle. On peut donc dissocier d’un côté le fait que nous savons donner une place aux générations futures dans notre système d’organisation (c’est même une part essentielle de sa légitimité), et de l’autre le fait que nous le faisons trop souvent en sous estimant le coût environnemental et climatique de cette projection (c’est ce que J.-B. Fressoz appelle la “désinhibition” face aux risque).
Parler au nom du futur
Après ces quelques réflexions, l’image du combat entre le David climatique et le Goliath fossile change un peu. Derrière l’inégale répartition des forces sociales, il y a deux façons contrastées de se représenter le lien entre le passé, le présent et l’avenir. Pour Goliath, le passé est essentiellement celui de l’inertie des infrastructures énergétiques et leur aura politique, économique, et social. Inapte à se projeter dans un avenir qui s’en émancipe, il préfère miser sur un avenir dans lequel l’adaptation (forcément sélective) et l’innovation (souvent un pari) fonctionnent comme des gardiens contre la catastrophe. Autrement dit, le camp du statu quo ne fait pas totalement l’impasse sur les générations futures, mais il les dépeint en fonction de ses propres intérêts.
Pour David, le scénario doit être différent. Mais pour l’instant, comme on l’indiquait dans une récente publication, il est indécis. Si l’on accepte l’idée que l’universalisme humanitaire, qui invoque les générations futures de façon incantatoire, est inefficace, il faut trouver une autre façon de les faire peser dans la balance des rapports de force. J’insiste sur ce point : la théorie politique de l’anthropocène doit être fondamentalement stratégique. Plutôt que de chercher des arguments normatifs abstraits destinés à fonder la valeur du climat et de l’avenir, ou réciproquement la nocivité des fossiles, elle doit être entièrement focalisée sur le problème de l’équilibre des forces sociales et chercher à en faire bouger les lignes.
Dans l’état actuel de mes réflexions, je ne vois qu’une possibilité, qui consiste à se réapproprier le sens de l’avenir. Il est impératif de créer un discours intellectuel, politique, médiatique, qui ancre dans la conscience collective l’idée que l’élimination des énergies fossiles, l’allégement de la pression que l’on exerce sur le milieu, ne sont pas en contradiction avec “la légitimité des modernes” (= le progrès), mais au contraire son actualisation la plus fine, la plus juste, la plus efficace.
Pour que les générations futures travaillent activement à la mutation de l’économie politique, elle ne doivent pas être représentées dans la société comme une force qui exerce un chantage moral : “travaillez pour nous, y compris au prix de sacrifices, sans quoi notre existence sera dégradée”. Elles doivent être représentées comme une force de création et de conquêtes sociales, matérielles : “travaillez pour votre émancipation, et nous en bénéficierons”.