Pour ce premier post, je voudrais revenir plus en détails sur le récent rapport Oxfam qui traite des inégalités d’émissions de gaz à effet de serre.
La responsabilité des puissants en jeu
Ce rapport permet d'insister sur un élément fondamental : la crise climatique n'est pas un problème d'action individuelle, mais d'organisation sociale. Les inégalités de revenu et de pouvoir se reflètent dans les inégalités d'émissions. Donc la responsabilité des puissants est engagée.
Oxfam permet d'aligner la lutte contre le réchauffement climatique avec l'esprit égalitaire des démocraties modernes. Cela permet à la fois de prendre le problème par le bon bout, et en principe de construire une mobilisation sociale plus large que ne le permettrait la simple évocation de la catastrophe.
Ce rapport a l’intérêt de mesurer les inégalités d’émissions à la fois sur la base des schémas de consommation des plus riches et sur la base de l’impact climatique de leurs actifs financiers. C’est un point essentiel. Si les ultra-riches détruisent la planète à travers leurs achats et formes ostentatoire de consommation, ils le font surtout en fonction de la structure de la propriété: les énergies fossiles demeurent un secteur rentable dans lequel il est profitable d’investir.
L’outil fiscal
Oxfam déploie son analyse critique en liant la structure inégalitaire des émissions avec un objectif de réforme fiscale. Ce point est a priori logique: l’accumulation du capital fossile au sommet de la hiérarchie sociale va de pair avec la désintégration des conditions de vie pour l’immense majorité. Les investisseurs privés sont en situation manifeste de “free riding”: ils tirent un bénéfice privé d’une activité qui cause un tort au bien public qu’est l’habitabilité de la planète. Cette situation doit être corrigée.
De ce point de vue, l’outil fiscal semble s’imposer: en organisant un transfert d’argent descendant, on crée à la fois une incitation négative à l’investissement fossile (qui revient moins rentable comparativement à d’autres secteurs d’activité), une ressource financière disponible pour investir dans la transition et la justice sociale, et un signal politique fort pour une discipline verte imposée au capitalisme.
Mais cet aperçu du problème a des limites assez importantes du point de vue même de l’objectif général de la “transition juste”.
L’autre inégalité climatique
Pour déplacer la perspective, on peut s’appuyer sur quelques éléments complémentaires de recherche. L’idée n’est pas ici de ruiner les conclusions d’Oxfam, mais de les compléter pour leur donner plus de prise politique, et peut-être prendre un peu de distance avec le paradigme de la justice fiscale.
D’abord, ce texte publié par Antonin Pottier et ses collègues, absolument crucial, tend à montrer que les inégalités de revenu et les inégalités d’émissions ne sont pas strictement corrélées.
Les auteurs retiennent par exemple “l’effet qualité”: très souvent les émissions n’augmentent pas en raison du prix d’un bien (une bouteille de vin à 50 euros n’émet pas 5 fois plus qu’une bouteille à 10 euros), il peut même arriver que les émissions par euros dépensé baissent (cas de la voiture). A cela on peut ajouter que certaines catégories de revenu élevé voient désormais un avantage à adopter un mode de vie décarboné (voiture électrique, logement à haute qualité énergétique) car le coût d’entrée leur est accessible. Enfin, l’évolution des marchés rend profitables certains investissements verts, ce qui induit un clivage interne à la classe dominante elle-même entre des segments très fidèles à l’économie fossile et d’autres qui se tournent vers les “green tech”.
De l’autre côté de la hiérarchie sociale, nous savons que certaines catégories de la population sont particulièrement vulnérables à ce qu’on peut appeler des émissions contraintes. C’est très net en ce qui concerne les émissions liées au logement (mal isolé) et les transports (voitures anciennes, lieu de résidence éloigné du lieu de travail).
Ces émissions élevées relativement au revenu constituent le nerf de la guerre sociale pour le climat.
Ce sont elles qui rendent les mesures de décarbonation coûteuses pour une large partie de la classe moyenne. Ou du moins, ce sont elles qui tendent à créer une polarisation politique autour de la transition: pour une grande majorité, le changement de modèle énergétique va entretenir et aggraver les inégalités et les vulnérabilités parce qu’il ne tiendra pas compte des différentes se situations de vie concrètes.
Vers une coalition carbone ?
Ce problème a récemment été mis en lumière par une remarquable étude de Jean-Yves Dormagen parue sur Le Grand Continent. Cette étude affirme trois choses:
Il existe un large consensus sur la réalité du changement climatique
Il existe un large consensus sur la nécessité d’une action politique qui tienne compte des inégalités d’exposition aux risques et des inégalités de capacité à payer pour la transition.
L’adoption de ces mesures, dans les domaines du transport, de l’alimentation, de l’énergie, suscite de forts clivages politiques.
Exemple ci-dessous avec les réponses au sujet de la voiture individuelle:
L’explication donnée dans l’étude rejoint l’analyse classique des paradoxes de l’action collective: pour un acteur rationnel, c’est-à-dire (dans le monde des économistes…) mu par son intérêt individuel, il n’est pas possible de contribuer à un bien collectif (= réduire les émissions de GES) en se sacrifiant (= en payant cher pour de nouvelles technologies et en abandonnant des repères culturels établis). Du côté des plus modestes aussi prévaut le fameux “free riding”.
La science politique cumule un grand nombre de recherches convergentes. Leah Stokes a par exemple étudié le coût politique élevé des infrastructures renouvelables au Canada. Le même paradoxe est à l’oeuvre: chacun voit de façon très vive les aspects négatifs d’une éolienne sous ses fenêtres, et de façon abstraite et atténuée ses aspects positifs. Aklin et Mildenberger ont proposé de focaliser l’attention sur les conflits distributifs climatiques pour comprendre le backlash dont la décarbonation fait l’objet partout dans le monde.
La conclusion, essentielle, est qu’on ne peut pas dériver de la structure inégalitaire des émissions la composition du groupe qui va contraindre les gouvernants à abandonner les énergies fossiles. Parce que cet abandon demande une réorganisation systémique qui est coûteuse, même pour la classe moyenne, les mécanismes du transfert fiscal sont à la fois nécessaires et insuffisants: il faut mobiliser des ressources financières pour la transition, c’est difficilement contestable, mais aussi créer les conditions socio-économiques d’un rapport de forces en faveur du changement.
Dans un essai récent qui à mon sens n’a pas reçu l’attention qu’il mérite, Mark Blyth et Thomas Oatley montrent que la situation des individus par rapport aux dépendances fossiles est un facteur central qui conditionne leur attitude politique. La société est aujourd’hui clivée entre un groupe dépendant du carbone, que ce soit en raison de la structure de leurs investissements ou de leur emploi, ou de leur lieu de résidence, et un groupe qui a pu s’en émanciper en partie. Le premier groupe, la “coalition carbone” tend à s’aligner sur les politique climato-sceptiques, ou qui entendent retarder la transition. Le second trouve un refuge de l’autre côté de la polarisation politique, mais est principalement composé d’élites socio-économiques urbaines et diplômées.
Les deux faces de la réalité
Le rapport Oxfam et les personnes qui le relaient en affirmant l’identité entre crise climatique et inégalités sociales (et donc l’identité entre décarbonation et réduction des inégalités) n’ont donc de la réalité qu’une vue partielle. Ma crainte est que la lecture de ce type de rapports n’alimente l’idée selon laquelle la transition juste est un jeu à somme nulle: un transfert du haut vers le bas rétablirait mécaniquement la justice et la durabilité. Cette idée est inexacte et politiquement, stratégiquement, une impasse: il faut reconnaître le coût social d’une transformation structurelle qui va demander beaucoup aux foyers modestes, et anticiper/accompagner cette transformation.
J'invite les lecteurs du rapport à garder en tête les deux faces du débat climat/inégalités :
- La responsabilité des riches/puissants, qui est manifeste, qui doit sans cesse être rappelée.
- La construction encore virtuelle du contre mouvement social, entravé par les phénomènes de free riding et de NIMBY qui sont entretenus par l’emprise du carbone dans les structures socio-économiques actuelles.