La COP28 au pays de l'or noir
Dubaï sera le théâtre d'une confrontation entre deux représentations de l'ordre mondial
Les COP sont toujours l’occasion d’une effervescence particulière dans la sphère des commentateurs de l’action climatique. Sans entretenir l’espoir inutile d’une résolution efficace de la crise globale dans ce cadre, il me semble que cette conférence est l’occasion d’une petite leçon d’histoire des relations interntionales - dont on pourra peut-être tirer quelques conclusions politiques.
Les deux faces de l’histoire-monde
La plupart des commentateurs considèrent les COP, et le cadre onusien qui structure la gouvernance climatique mondiale, comme une création sui generis des années 1990, liée à la prise en considération de la menace planétaire. Mon propre travail sur ces questions me conduit à voir les choses sous un angle différent: loin d’être une arène qui définit un enjeu nouveau, avec ses acteurs et ses règles spécifiques, la diplomatie climatique porte l’héritage d’une histoire plus longue des relations de pouvoir internationales, et des conflits qui l’accompagnent.
Or il y a deux principales façons de comprendre et de décrire cette histoire. Pour les uns, elle obéit à une logique d’apaisement des conflits sous la supervision d’une élite progressiste principalement occidentale occupée à codifier les relations interétatiques dans le but de faciliter la coopération, la croissance, et la paix. Pour les autres, elle est principalement structurée par les aventures coloniales des grandes puissances européennes et la mainmise des empires sur les flux de marchandises, de savoirs et de personnes entre le 16e et le milieu du 20e siècle. L’enjeu climatique a cela de fascinant qu’il nous confronte à ces deux grands récits historiques, pour une raison très simple: il concerne tous les humains, tous les Etats, et a donc un visage qui se prête à une lecture libérale universaliste, et un visage profondément inégalitaire qui réactive l’héritage de l’âge colonial et qui se prête à une lecture en termes de justice globale.
Les COP sont, dans leur existence “officielle”, le produit de la représentation libérale et moderne de la coordination internationale.
Depuis Kant et son essai de 1795 sur la paix perpétuelle, les élites intellectuelles libérales considèrent que l’anarchie internationale (la tendance des Etats à entrer en compétition pour leur sécurité et leurs avantages économiques) peut être surmontée par un mélange de rationalité scientifique, d’ingéniosité juridique, et d’incitations économiques à l’harmonie des intérêts. Ce paradigme est à l’origine des différentes moutures du droit international, du pacifisme universaliste, et in fine des institutions supranationales issues des deux guerres mondiales. Au terme d’une longue histoire et de nombreux rebonds, la création de l’ONU, puis de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CNUCC) en portent l’héritage. Et il est très facile à lire : l’autorité suprême de la science est réitérée à travers le rôle confié au GIEC et à ses recommandations, qui font l’objet d’une approbation en principe universelle, l’esprit juridique se reconnaît dans l’objectif de traités internationaux eux aussi universels destinés à encadrer la souveraineté étatique par un espace normatif à la fois plus englobant et moins contraignant, et le mode opératoire des incitations douces est reconnaissable dans le recours systématique des COPs à des mécanismes qui définissent essentiellement des objectifs généraux (réduction des émissions de GES, financement de l’adaptation) qui exploitent la forme du marché pour coordoner les acteurs sans les frustrer (marchés à polluer).
Le design institutionnel et l’idéal régulateur des COPs est donc purement libéral dans son inspiration. Mais il est subverti en permanence par des acteurs étatiques et non étatiques qui, en raison de leur position dans l’équilibre des forces internationales, sont porteurs de l’autre représentation des relations internationales. C’est évidemment le cas des pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie, et historiquement c’est l’Inde qui incarne le leadership de ce groupe d’intérêt pour la justice climatique. Ces acteurs nourrissent des doutes légitimes quant à la possibilité de forger un accord universel non contraignant, dans la mesure où la crise climatique prend pour eux une dimension d’urgence beaucoup plus palpable que pour le Nord. Adam Tooze a très bien résumé leur situation dans un article du Guardian en disant qu’ils sont victimes d’une triple inégalité : ils sont moins responsables de la crise que les pays riches, ils en supportent les causes de façon disproportionnée, et ils disposent de moindres ressources pour financer leur transition et leur adaptation.
Selon que l’on regarde l’histoire de Washington ou de Bandung, les COPs ont donc une signification bien différente, mais dans les deux cas c’est l’histoire-monde qui se joue dans ces arènes.
La COP28 à l’épreuve de l’histoire
Si je fais ce pas de côté historique, c’est pour éclairer l’agenda de cette COP28, qui à mon sens est le reflet de ces deux faces de l’histoire mondiale. Une partie de l’agenda est structuré par la matrice universaliste libérale, l’autre par la matrice postcoloniale et la justice internationale. S’il n’y a pas nécessairemement de rivalité entre l’une et l’autre perspective, nous sommes face à des choix qui ne peuvent plus être retardés, et toutes les solutions avancées ne sont pas compatibles.
Du côté de la matrice libérale, c’est l’agenda de la COP28 sur la transition énergétique et la réduction des émissions de GES qui occupe le devant de la scène. Paradoxalement, le débat énergétique est une nouveauté dans l’histoire des COP, ou du moins une introduction assez récente. Lola Vallejo, de l’IDDRI, en présente très bien les enjeux : à l’occasion du bilan mondial qui devra être réalisé à Dubaï, les parties prenantes vont devoir faire face à l’éléphant dans la pièce, c’est-à-dire l’investissement dans les renouvelables et la réduction de la demande d’énergies fossiles. La lettre aux parties prenantes publiée par la présidence émiratie mentione bien ces enjeux et semble s’aligner sur les préconisations de l’agence interntionale de l’énergie et de l’IRENA (International Renewable Energy Agency). Mais en lisant le texte plus en détail, on s’aperçoit que l’objectif consiste surtout à réduire les émissions liées à l’industrie fossile elle-même (plutôt que les émissions des GES de l’activité humaine en général), à organiser une transition qui ne menace pas l’impératif de sécurité d’approvisionnement, et surtout à agir sur les émissions de GES plutôt que sur la production d’énergies fossiles.
Le média spécialisé Carbon Brief éclaire bien les enjeux en soulignant que les émissions visées par le texte préparatoire sont les émissions “unabated”, terme difficile à traduire qui renvoie à la possibilité de compenser des émissions par l’entretien des stocks de carbone ou leur compensation (afforestation, géoingénierie, CCS). Le secret des négociations de la COP28 repose dans le sens que l'on donne à ce terme. Si l’on mise beaucoup sur les capacités technologiques de compensation, alors il est possible de se donner pour objectif de réduction des EMISSIONS de GES. Si par contre on fait le pari inverse, d’une capacité limitée de compensation, alors c’est bien la production (et la consommation) d’énergies fossiles qui est ciblée. Et il est évident que la différence entre ces deux paris est monumentale, surtout pour un Etat pétrolier comme les Emirats.
Je me représente souvent l’enjeu de la transition par l’image d’Indiana Jones dans la scène d’ouverture du premier opus de ses aventures.
Il doit prendre la statuette sans relacher la pression sur son socle - c’est une représentation de ce type qui guide la compréhension mainstream de la transition énergétique: il faut substituer un poids égal à celui que l’on retire, en l’occurrence satisfaire une demande égale, ou via l’efficacité un service énergétique égal, sans compromettre la sécurité d’approvisionnement, les profits des entreprises, et surtout l’état présent des rapports de forces internationaux. Tout doit changer, mais tout doit rester le même. Les tenants d’une réduction des émissions de GES, par opposition à la réduction de la production/consommation de ces ressources, se réclament généralement de la science, de l’intérêt universel, et de la préservation du statu quo géopolitique. C’est la raison pour laquelle contester cette compréhension de la transition va de pair, inévitablement, avec une constestation des rapports de puissance entre nations tel qu’il existe aujourd’hui. On peut le souhaiter pour des raisons purement physiques (c’est mon cas et je ne suis pas le seul), mais il faut savoir dans quel engrenage nous mettons alors le doigt : comme Indiana Jones, mieux vaut filer très vite avec la statuette après avoir bousculé le jeu !
L’ordre géopolitique dans l’étau climatique
Du côté de la matrice post-coloniale, les sujets abordés sont différents mais les enjeux similaires. Cette fois, c’est le débat sur le fonds “Loss and Damages” qui occupe le devant de la scène. L’an dernier à Sharm el-Sheikh lors de la COP27, un accord a été trouvé pour la constitution d’un fonds de 100 milliards par an abondé par le Nord au profit du Sud pour faire face aux dépenses d’adaptation. Cet argent n’a à ce jour pas été versé, ce qui alimente l’impatience légitime des pays bénéficiaires. La reconnaissance symbolique de l’asymétrie fondamentale des impacts climatiques (qui est indissociable d’une reconnaissance de l’héritage colonial) ne s’accompagne pas de faits, de la même manière que les multiples promesses de restructuration de la dette, d’accès aux fonds du FMI, etc., restent lettre morte.
L’impasse des négociations sur la dette et le fonds “Loss and Damages” s’explique très simplement par le fait que, une fois de plus, c’est l’ordre international qui est en jeu. S’il est admis dans les actes que le coût de la catastrophe climatique doit faire l’objet d’un transfert monétaire et technologique du Nord vers le Sud, à la fois en raison de principes élémentaires de justice (la responsabilité historique) et de principes plus utilitaristes d’efficacité (si le Sud ne peut pas s’adapter c’est un choc migratoire qui se prépare et s’il ne peut pas transitionner c’est le budget carbone planétaire qui explose), alors l’idée-même d’une transition sans coût géopolitique doit être abandonnée. Le Nord le sait, c’est pourquoi nous ne payons pas ; le Sud le sait, c’est pourquoi il est tenté de renverser la table : de plus en plus de pays dans cette situation se tournent vers la Chine ou la Russie pour obtenir du charbon ou du pétrole bon marché, à défaut d’obtenir des fonds de transition issus du Nord.
Dans le cadre feutré et diplomatique de la COP28, il va de soi que les enjeux ne seront jamais formulés de cette manière. Mais dans un contexte d’accélération du changement climatique, de compétition géopolitique pour les filières vertes, et d’écologie de guerre, il serait naïf de penser que les risques transitionnels majeurs ne seront pas dans la tête des parties prenantes. C’est d’ailleurs le grand mérite des COPs que d’offrir une arène de débat pacifique sur un sujet aussi grave et susceptible d’alimenter la conflictualité internationale.