Qui a peur de la transition ?
Ce que nous apprennent les sismographes des politiques climatiques
De nombreuses publications récentes permettent d’affiner notre compréhension du lien entre climat et inégalités. Dans un contexte où l’impératif climatique est intégré, au moins verbalement, aux politiques économiques et industrielles des principales puissances, et où la révolte contre les effets prétendument injustes de cette transition gronde, il est nécessaire d’avoir une bonne mesure du potentiel transformateur du nouvel ordre énergétique et productif. En effet, il n’est pas possible de considérer que le critère d’égalité est un supplément d’âme à apporter à la transition: dans la mesure où elle doit faire l’objet d’un soutien actif de la part d’une masse critique de la population, en particulier chez ceux et celles qui la regardent d’un œil méfiant, la justice et l’égalité sont une condition de possibilité de cette transformation.
Inégalités territoriales
L’étude récemment publiée par Andrés Rodríguez-Pose et Federico Bartalucci, tous deux de la London School of Economics, est un point d’entrée original dans cette question âprement débattue, et qui est en passe de devenir un enjeu électoral majeur. Les auteurs on construit un “Regional Green Transition Vulnerability Index”, c’est-à-dire un index qui permet de mesurer le niveau de vulnérabilité à la transition des différentes régions européennes. Le tableau reproduit ci-dessus donne les principales sources de vulnérabilité: il y a des sources directes, liées au désinvestissement des activités fossiles elle-mêmes, et des sources indirectes, liée à l’impact de la transition sur les transports, l’énergie, l’agriculture, l’industrie.
Le résumé le plus succinct de ce travail est le suivant: il y a une congruence très massive entre les inégalités de développement internes à l’UE, et les inégalités d’exposition au risque transitionnel. Autrement dit: plus vous êtes pauvres, et plus la transition risque de vous coûter cher. Cela converge avec une crainte largement répandue auprès de la population, que cette transition n’étire encore plus le tissu social.
On peut comprendre les leçons de cette étude de façon historique, et géographique. D’un point de vue historique, cela signifie que l’héritage du développement fossile prend la forme d’une triple peine. D’abord, il crée des zones et des catégories sociales dédiées à des tâches difficiles et polluantes, qui n’apportent d’un développement limité. Ensuite, ces zones sont celles qui ont été les plus durement touchées par la désindustrialisation, et donc le chômage. Enfin, ce sont celles pour lesquelles la transition sera la plus coûteuse, car le tissu industriel, l’emploi, les formations, devront faire l’objet d’une profonde mutation, dans des conditions politiques et sociales encore incertaines. Cette conclusion converge avec l’idée de croissant fossile développée par Paul Magnette.
D’un point de vue géographique, cette dynamique renforce une tendance préexistante: les grands centres métropolitains attirent l’essentiel des investissements, des personnes diplômées, des perspectives d’emploi et de développement, ce qui crée une divergence territoriale grandissante avec des régions privées de ces opportunités. Rodríguez-Pose avait consacré une précédente étude à ces régions “qui ne comptent pas” et aux dynamiques de politisation qui en résultent. Comme la transition va de pair avec l’investissement dans le capital humain, et crée des opportunités supplémentaires pour les catégories de population qui peuvent supporter le coût d’entrée dans le nouveau modèle de consommation et de vie bas carbone, il est possible qu’elle accentue les inégalités territoriales préexistantes.
Naturellement, l’interprétation de ces tendances suit les contours des préférences politiques (et les intérêts) des uns et des autres: certains n’hésiteront pas à dire de la transition qu’elle est un complot contre les pauvres, d’autres utiliseront ces données pour revendiquer un accompagnement politique plus prudent de ces mutations.
L’intérêt principal de cet article est qu’il permet de se donner une image de la “géographie du mécontentement” socio-écologique en Europe. Les élites politiques relayant ce mécontentement, en particulier au parlement et au conseil, le risque d’un contre mouvement anti-écologique est réel: l’enjeu distributif, transposé sous la forme d’un rapport de forces politique, peut mettre fin au volontarisme climatique de l’union. La réponse logique à cette menace serait de faire de l’UE une institution capable de mener des politiques régionales de développement vert, ce qui est en partie contraire au cadre législatif et budgétaire qu’elle s’est donné, et à l’amplitude de ses capacités d’action.
Capitalisme et souveraineté (encore)
L’un des paradoxes frappants des politiques de transition est que leur impact indirect est plus grand que leur impact direct: dans un monde décarboné, nous vivrons d’une façon qui n’est que marginalement différente de ce que nous connaissons aujourd’hui (pas de privations majeures, pas de dégradation démocratique, pas de bouleversement anthropologique profond), mais pour y parvenir, l’édifice normatif qui soutient le capitalisme fossile doit être totalement revu (règles économiques, principes de financement de l’Etat, choix technologiques, etc.). Nous avons le choix, en d’autres termes, entre un bouleversement politique ou un bouleversement géophysique.
On peut caractériser, je crois, le début des années 2020 comme un moment de réalisation de la nécessité d’intégrer à la rationalité économique le choc climatique qui vient. La balance entre les coûts (de l’utilisation des fossiles et de l’adaptation) et les bénéfices (de la transition) a suffisamment bougé pour que la décarbonation apparaisse comme une opportunité et que se constitue une coalition d’intérêts entre un segment du capital, de l’Etat, et de la société. Les détenteurs de “climate positive assets”, tout en étant faibles par rapport aux actifs fossiles, trouvent un allié auprès de l’Etat qui cherche à se maintenir comme source de stabilité et de sécurité, et ensemble ils ouvrent la voie à un nouveau régime de légitimation du pouvoir fondé sur la croissance verte.
Mais de plus en plus de voix alertent sur le fait que les stratégies industrielles de transition, telles que le Green Deal européen ou le plan IRA aux Etats-Unis, risquent de ne pas être suffisants pour contenir les nouveaux risques transitionnels, en particulier les inégalités régionales décrites plus haut. Comme le disent très bien Alami, Copley et Moraitis dans un récent texte, “the win-win narrative undergirding these new industrial strategies tends to obfuscate the risk that solving one problem may exacerbate another”. Autrement dit: “industrial policy is not a silver bullet for the intersecting crises of our times”. Alyssa Battistoni et Geoff Mann ont aussi proposé une étude très développée des politiques industrielles de transition américaines et voient eux aussi émerger le risque d’une trop grande auto-satisfaction: le déploiement non coordonnée du capital vert peut encore provoquer des crises de surproduction, la création d’emplois fragiles et mal protégés, et in fine également des résultats écologiques décevants.
Comme cela a été noté par de nombreuses études, les politiques industrielles de transition sont largement contraintes par des objectifs géo-économiques: l’insistance sur l’innovation et l’emploi révèle avant tout la volonté de faire de la décarbonation un outil de résistance à la concurrence et de compétition pour occuper la frontière hautement stratégique de l’innovation.
Un nouvel élan pour la transition
Dans ce contexte, il peut être nécessaire d’établir une distinction entre le réalisme stratégique qui guide les plans de transition, notamment aux USA et en Europe, et l’objectif socio-économique qu’il ne faut pas perdre de vue. D’un côté, il s’agit d’une réflexion essentiellement conduite pour faire du climat le moteur du statu quo géopolitique entre les grandes puissances, de l’autre, il s’agit de répondre à des demandes sociales réelles, liées à la santé, aux conditions matérielles d’existence, à la sécurité humaine et économique fondamentale.
David Edgerton nous propose dans un texte lumineux de réfléchir à cette distinction. Tout en indiquant que l’investissement dans les nouvelles technologies est un aspect nécessaire de la transition, il indique qu’il reste situé à l’intérieur de la logique standard du capitalisme politique, c’est-à-dire l’utilisation stratégique des moyens de l’Etat pour adosser la puissance à la croissance. Le risque majeur de cette stratégie est de ne pas répondre, encore une fois, aux demandes sociales élémentaires et quotidiennes des ménages: comme le montre l’étude discutée plus haut, toutes les régions d’Europe (et encore moins du monde) ne peuvent pas être des avant gardes de l’innovation. Le rêve d’une réorganisation sociale fondée sur les nouvelles technologies est utopique, et il laisse de côté le problème bien plus urgent de la provision universelles des services matériels et techniques décarbonés: infrastructures de transport, habitat, alimentation, santé. Sans action concrète sur ce plan, la géographie du mécontentement ne fera que s’accentuer et risque d’entraver la poursuite de la transition.
La révolution infrastructurelle qu’est la transition écologique inclut des tâches d’entretien et de maintenance, de supervision des réseaux, elle inclut des dépenses d’adaptation qui ne peuvent que difficilement être comprises dans la rationalité de l’investissement. C’est ce que Edgerton “l’économie fondationnelle”: c’est une économie qui vise à poser les bases (matérielles et institutionnelles) du développement humain, et pour laquelle le facteur limitant est plus humain et technique que strictement budgétaire.
Les craintes suscitées par l’émergence d’un nouveau modèle économique et les inégalités qu’il peut créer peuvent-elles être anticipées et réduites par ce genre de réflexion ? S’agit-il d’une correction de trajectoire susceptible de rassurer les groupes sociaux qui voient la transition comme une menace ? Dans l’esprit de l’égalitarisme démocratique, on doit penser que c’est le cas.